Le mystérieux voyage des Rois Mages sur le Rhin
Une enquête sur le mystérieux voyage des rois Mages sur le Rhin et plus précisément de l’Orient à Cologne en passant par Constantinople, Milan et l’Alsace
A voir, à faire des 2 côtés du Rhin, entre Bâle et Strasbourg.
Une enquête sur le mystérieux voyage des rois Mages sur le Rhin et plus précisément de l’Orient à Cologne en passant par Constantinople, Milan et l’Alsace
La confrérie des Rois Mages de Ribeauvillé proclame que le Kougelhopf fut confectionné pour la première fois par les rois mages de passage en Alsace pour remercier un pâtissier local du nom de Kugel de son hospitalité. La forme du gâteau serait celle des turbans de leurs chameliers.
Sympathique folklore destiné à promouvoir les artisans boulangers-pâtissiers locaux dira-t-on. Certainement. Mais « il n’y a pas de fumée sans feu » prétend le dicton… Qu’en est-il donc?
La Nativité de Jésus commémorée par les chrétiens tous les ans à Noël a depuis toujours frappé les esprits et inspiré les artistes. La liturgie place Noël au cœur d’une période qui commence avec le premier dimanche de l’Avent et se termine avec l’Epiphanie et la visite des mages, 12 jours après la naissance de Jésus dans la crèche. En Alsace, l’art médiéval a richement illustré cette période de la Nativité. Au fil de mes pérégrinations dans la région, mon appareil photo a mémorisé quelques merveilles que je vous livre ici.
L’évangile de Saint Mathieu parle de mages venus d’Orient pour «rendre hommage au Roi des Juifs qui vient de naître ». L’origine de ces voyageurs demeure mystérieuse tout comme leur destinée. Dans l’Evangile, il n’est nulle question de « rois ». Leur nombre n’est pas mentionné non plus. Sont-ils astrologues, prêtres, magiciens ou savants ? Après l’épisode de la Nativité de Jésus, le Nouveau-Testament ne les mentionne plus. A la basilique Saint-Vital de Ravenne, un bas-relief de sarcophage du Ve siècle montre 3 personnages qui arrivent devant la Vierge en courant. Ils ont des bonnets phrygiens sur la tête et leurs présents sont dans trois calebasses. Rien à voir avec la luxueuses orfèvrerie et les couronnes royales dont le Moyen-Âge les a dotés. Ce n’est que plusieurs siècles après Jésus-Christ qu’on leur donne un titre de « roi ».
En 1265, Jacques de Voragine (archevêque de Gênes qui raconte la vie d’environ 150 saints et martyrs chrétiens) décrit dans sa «Légende dorée » le sens du voyage des mages et la symbolique de leurs offrandes. Il termine son récit « Leurs dépouilles mortelles se trouvait jadis en l’église de Milan. Maintenant elles reposent à Cologne ». Comment les mages de Saint Mathieu, évanouis dans la nature après leur visite à l’enfant Jésus, désormais couronnés comme des rois, se retrouvent-ils à Milan lors de la prise de cette ville par l’empereur Frédéric Barberousse en 1162, onze siècles plus tard, puis dans la cathédrale de Cologne où ils se trouvent toujours actuellement ?
Pour tenter de répondre à cette question, j’ai d’abord essayé de composer une « photographie » de la région du Rhin Supérieur (dont fait partie l’Alsace) au XIIe siècle, à l’époque de l’empereur Barberousse. Les travaux de plusieurs historiens allemands publiés en 2014 à l’occasion du 850e anniversaire de l’arrivée des reliques des saints Gervasius et Protasius à Breisach-am-Rhein, à quelques kilomètres de Colmar, m’ont beaucoup éclairé. Car ces reliques étaient elles-aussi à Milan, dans la même église que celles des rois Mages lorsque Barberousse s’empara de la ville. Et elles seraient arrivées à Breisach par le même convoi que les rois mages. Lesquels ont ensuite poursuivi leur chemin vers Cologne. Voici donc le décor…
Au 10e siècle, avec la généralisation du denier d’argent par les Carolingiens, une révolution économique s’était mise en marche : les surplus agricoles devenaient commercialisables et on assistait dans tout l’Occident à l’augmentation de la productivité et la multiplication des échanges. En réunissant Italie et Germanie dans un même empire, Otton Ier contrôlait les principales voies commerciales entre l’Europe du Nord et la Méditerranée. Le trafic marchand avec Byzance et l’Orient transitait en effet par la Méditerranée vers l’Italie du Sud et surtout le bassin du Pô et rejoignait celui du Rhin via les voies romaines traversant les cols alpins. Cette voie était à l’époque plus utilisée que la traditionnelle voie rhodanienne, d’autant que l’Adriatique était plus sûre que la Méditerranée occidentale où sévissaient les pirates sarrasins.
« En Alsace, il y a un château appelé Breisach, fort et sûr, à la fois par le Rhin, qui coule autour de lui comme une île, et par la rudesse naturelle du lieu où la roche basaltique s’élève des basses terres. »
C’est ainsi que l’historien Liutprand von Cremona décrivait Breisach dans le milieu du 10ème siècle, doublement protégé par le fleuve et des falaises abruptes. Selon le chroniqueur, Breisach appartenait à l’Alsace sur la rive gauche du Rhin, mais en même temps il avait un lien étroit avec le Breisgau qui porte son nom. Pendant des siècles, le Rhin fut une artère commerciale majeure et non pas une frontière. Sur les deux rives du fleuve, on parlait la même langue. Oui oui, je vois des yeux étonnés et des sourcils levés. La langue alsacienne n’est pas une survivance des conflits récents (1870, 1914, 1939) avec l’Allemagne comme beaucoup le croient mais la langue parlée ici depuis la fin de l’empire romain.
Dès le Haut-Moyen-Âge, le Rhin fut une artère commerciale vitale pour les deux rives. On exportait vers les pays du nord du bois destiné aux chantiers navals des Pays-Bas installés à l’embouchure du fleuve. Les troncs des chênes coupés dans les Vosges et la Forêt-Noire étaient assemblés en gigantesques radeaux qui descendaient par flottage sur tout le parcours du Rhin. Par-dessus les troncs, on installait les fûts de vin à destination des pays scandinaves, de la Russie et de l’Angleterre. Une fois arrivés à proximité de la mer du nord, les convois étaient démantelés : le bois de flottage allait aux chantiers navals et les barriques de vin étaient chargés sur des bateaux vers leur destination finale.
Entre Bâle et Strasbourg, les deux villes majeures de la région, Breisach était le seul port fluvial et comptait une corporation des bateliers très puissante. Sur le Rhin circulaient les marchandises mais aussi des voyageurs, comme en témoignent les Annales des Dominicains de Colmar qui, en l’an 1281 notaient: « Hartmann, fils de Rodolphe, landgrave d’Alsace depuis 1273 se noya dans le Rhin le 20 décembre 1281. Il s’était embarqué sur ce fleuve au château de Brisach ; sur le soir, le bateau subit un choc à hauteur de Rhinau, le bateau chavira, et presque toute la suite de Hartmann périt avec lui. »
Je rappelle ici quelques lointains souvenirs de collège: en l’an 843, le traité de Verdun partagea l’ancien empire de Charlemagne en trois. Et les décennies qui suivirent virent peu à peu l’unité territoriale partir en lambeaux. Le pouvoir central s’affaiblit et les duchés ethniques abolis par Charlemagne reprirent une certaine autonomie.
Le titre de roi (et plus tard d’empereur) n’était alors pas héréditaire mais est attribué par 7 grands électeurs à la mort du souverain précédent. Bref, gouvernaient ceux qui avaient la clientèle (les partisans) la plus puissante. Les princes entretenaient donc en permanence un entourage de personnalités puissantes qui les soutenaient militairement et financièrement. Dans ce climat d’instabilité et de luttes d’influences permanentes, les alliances se faisaient et se défaisaient au gré des opportunités, y compris rapidement et au sein d’une même famille.
Ainsi, au XIe siècle, l’Alsace fait partie du duché de Souabe qui s’étend de la crête des Vosges à l’ouest jusqu’à la Bavière à l’est. Au sud, le duché de Souabe s’étend jusqu’aux hauts sommets des Alpes suisses. Immédiatement après commence le duché de Lombardie. Au sud-ouest s’étend un immense royaume de Bourgogne qui va jusqu’à la Méditerranée. À la mort de Conrad III de Hohenstaufen en 1152, c’est son neveu Frédéric Barberousse, le duc de Souabe, qui est élu roi. Pour les Alsaciens et les habitants des deux rives du Rhin, c’est un souverain « local ».
Frédéric Ier Barberousse est né en 1122, probablement à Haguenau, au nord de Strasbourg. Il a donc 30 ans lorsqu’il accède au trône. Si, au niveau de l’empire, les luttes d’influences sont permanentes entre les duchés, à l’échelon régional, il en va de même.
Si l’on regarde à l’est du Rhin, dans la première moitié du XIIe siècle en Alsace, les Staufen ont pu progressivement étendre leurs positions dominantes à Sélestat et Hagenau. Le duc Frédéric II de Souabe (1106-1147) est désigné plusieurs fois duc d’Alsace dans des documents. Le roi Konrad III, frère du duc Frédéric II et avec lui co-propriétaire du château de Staufen (plus tard Hohkönigsburg) au-dessus de Sélestat, trouva un solide allié en l’évêque Ortlieb de Bâle, qui séjournait souvent à la cour royale et accompagna le souverain pour la deuxième Croisade.
Cependant, sur la rive droite du Rhin, au pied de la Forêt-Noire, une autre dynastie prenait de l’importance: les Zähringen. Entre autres revendications territoriales, ils prétendaient avoir des droits sur les gisements de minerai d’argent dans la montagne. Or les mines d’argent étaient déjà exploitées par l’évêque de Bâle, fidèle soutien de Barberousse.
Je mentionnais plus haut que le denier d’argent constituait la monnaie. Au XXIe siècle on parle d’ailleurs encore d’ « argent » pour payer une somme dûe. Ceux qui détenaient les filons argentifères étaient donc sérieusement avantagés. Il en découlait que les Zähringen n’étaient pas parmi les plus chauds partisans de l’empereur. Les luttes d’influence, de tous temps, ont toujours eu des motifs économiques et financiers…
A un échelon moins régional, la politique impériale de Frédéric Barberousse était centrée sur l’Italie sur laquelle il voulait réaffirmer l’autorité de l’empire. Au cours de sa seconde campagne militaire, l’armée impériale attaqua Milan en septembre 1158 et dicta aux vaincus des conditions très dures. Quatre ans plus tard, en 1162, sous prétexte que Milan ne s’était pas conformée aux exigences, l’empereur mit la ville à sac et s’empara notamment de nombreuses reliques abritées dans les églises de la ville. A ce moment-là, dans l’armée de Barberousse se trouvaient deux fidèles alliés de l’empereur: l’évêque de Bâle et un chevalier de Ribeaupierre venu de Ribeauvillé. Il est important de le noter pour ce qui suivra plus tard.
L’historien allemand Markus Mayr est une bonne source d’informations sur l’aspect économique de la vénération des reliques. Dans sa thèse de doctorat « Geld, Macht und Reliquien » (Argent, pouvoir et reliques), dans laquelle il étudie « Les effets économiques du culte des reliques au Moyen Âge », il décrit plusieurs cas particulièrement impressionnants quant aux effets d’une indulgence complète (en résumé, on pouvait s’acheter une place au paradis).
A Munich par exemple, qui comptait alors environ 12 000 habitants, les moyens de la ville et de l’église étaient insuffisants pour financer la construction de la cathédrale (Frauenkirche), qui débuta en 1468. Le pape Sixte IV accorda en 1479 une indulgence complète pendant trois ans. Au cours des trois années suivantes, 123 700 pèlerins sont venus dans la ville. Un petit pois était mis dans un pot pour tous ceux qui franchissaient la porte de la ville. Les revenus ont également été enregistrés avec précision : 15 232 florins rhénans pour la Frauenkirche. Mayr en tire la conclusion : « Pendant plus de 500 ans, les reliques et les indulgences ont incité les gens à donner de l’argent et des biens en nature pour les bâtiments de l’Eglise. Les cathédrales romanes et gothiques ont été largement cofinancées de cette façon. »
Voici un exemple précis en Alsace : A Hunawihr, petit village entre Riquewihr et Ribeauvillé d’environ 600 habitants aujourd’hui, la bienheureuse Hune, vénérée là depuis le VIIe siècle, fut canonisée le 15 avril 1520 par le vicaire général de l’évêque de Bâle. Environ 20 000 pèlerins étaient venus assister à la fête et à la présentation des reliques. Il avait été annoncé au préalable que tous ceux qui feraient des dons pour la rénovation de l’église du village (alors délabrée) bénéficieraient d’une indulgence totale approuvée par le pape.
L’historien Otto Borst (1924-2001), spécialiste du sud-ouest de l’Allemagne, a, de son côté, étudié l’impact des foires annuelles qui se tenaient au Moyen Âge, le jour de la fête d’un saint, et figuraient parmi les événements les plus importants dans les villes. Nombre de ses remarques s’appliquent aux pèlerinages et à la vénération des reliques. Les foires et pèlerinages ont attiré un nombre très élevé de visiteurs et ont ainsi stimulé l’économie et le commerce. Pour en saisir l’impact, nous devons imaginer la manière de penser et de prévoir, les formes d’action et de vie, les souhaits et les besoins quotidiens des gens à l’époque.
Otto Borst remarque que le monde ne s’étendait que juste aussi loin que l’œil pouvait le voir: d’horizon à horizon. « Dans cette existence plate et statique, sans courbe ni axe vertical d’élévation, c’est une tragédie de l’uniformité. La même église, les mêmes pécheurs, les mêmes voisins, les mêmes maisons, le même travail, le même quotidien. »
L’historien diagnostique « la monotonie » et « le désir d’aventure » comme des motifs à part entière de voyages et de pèlerinages. Essayons une comparaison directe avec aujourd’hui: ni journal, ni radio, ni télévision, pas de week-end chômé / payé pour le développement personnel, pas de concert, pas de match de foot, sauf exceptions pas de voyage d’affaires, pas de semaines de vacances, bref, pas de variété, pas d’animations… Les foires et les pèlerinages par contre permettaient d’élargir son horizon. Comme aujourd’hui, les voyageurs dépensaient de l’argent sur les étals des marchés, dans les magasins, les restaurants et les auberges. Sans oublier les fonctions sociales : des informations, des nouvelles, des rumeurs, même en provenance de régions éloignées, étaient échangées. Ceux qui voulaient s’amuser ou cherchaient du changement, en avaient pour leur argent avec les musiciens, jongleurs, chanteurs et diseurs de bonne aventure…
Maintenant que notre décor est planté, revenons aux rois mages… Au Moyen Âge, la légende des Mages est devenue de plus en plus riche en anecdotes. Dès le XIIIe siècle, ils sont considérés comme des représentants respectivement de la jeunesse, de l’homme mûr et du vieil homme.
Johannes von Hildesheim vécut un temps à Strasbourg puis, partir de 1358, fut prieur au monastère des Carmélites de Kassel, puis au monastère de Marienau. Johannes von Hildesheim est l’auteur d’écrits philosophiques, théologiques et poétiques, dont en 1364 le « Historia trium regum« , l’histoire des trois (saints) rois ou légende des rois mages. Le manuscrit a probablement été commandé par le chanoine de Cologne Florent von Wevelinghoven, peut-être à l’occasion du 200e anniversaire du transfert des reliques des Trois Rois de Milan à Cologne en 1164 par l’archevêque Rainald von Dassel.
Johannes von Hildesheim décrit les prophéties de l’Ancien Testament, l’origine des mages, leur voyage à Bethléem, leur vie après leur retour et enfin le long voyage que leurs reliques ont entrepris jusqu’à ce qu’elles soient amenées à Cologne en 1164 par l’archevêque Rainald von Dassel. Une version abrégée du récit se trouve dans le Breviarium Coloniense de 1521 publiée sur le site internet de la cathédrale de Cologne et dont voici quelques extraits que j’ai traduits de l’allemand. Ils nous aident à comprendre la translation des rois Mages d’Orient en Occident… La « poudre de cheminette » n’y est pour rien.
Les précieuses reliques furent tout d’abord exposées dans l’ancienne cathédrale carolingienne, dont Rainald von Dassel avait décoré l’intérieur de draps de soie venus de Milan. « À partir de ce moment, Cologne a commencé à gagner en renommée et en réputation. » Il s’en suivit la construction de la grande cathédrale gothique que l’on connait aujourd’hui encore.
En janvier 1978, les membres du conseil de fabrique de la paroisse Saint-Grégoire de Ribeauvillé décidèrent de ranger les vieilles armoires de la sacristie. Lors de cette opération « sacristie propre », on découvrit un certain nombre de petits paquets et pochettes. Parmi les trouvailles, il y avait une minuscule enveloppe portant le n° 15 et qui donnait le renseignement suivant «Sancti tresReges + Caspar + Melchior + Balthazar Orate pro nobis, nunc et in hora mortis nostra » (voir ma photo). A l’intérieur se trouvaient quatre minuscules fragments d’étoffe..
Mystère… Que faire d’une telle découverte ? Par le passé de nombreuses petites reliques avaient été jugées insignifiantes et détruites, notamment à la Révolution française. Heureusement, ce ne fut pas le cas cette fois-là.
– la prière inscrite sur la pochette des rois mages semblait donner aux fragments d’étoffe une valeur spirituelle particulière mais d’où provenaient ces étoffes ?
– la prière, proche de l’Ave Maria, était très courante dans le couloir rhénan vers 1600.
– l’étoffe elle-même était très fine, de couleur brune et friable.
Ces données incitèrent à faire des recherches, notamment dans le domaine de la technologie des étoffes anciennes pour tenter de percer le « mystère des reliques de Ribeauvillé ». Une expertise fut faite par Gabriel Vial, du Centre International d’Etudes de Textiles Anciens de Lyon. Il s’avéra que l’étoffe était une soierie luxueuse et rare probablement tissée en Syrie vers le deuxième siècle après JC. Les spécialistes de la cathédrale de Cologne, après avoir commandé des expertises de leur côté en Allemagne sur les tissus du reliquaire de Cologne, en déduisirent que les fragments de tissus de Ribeauvillé avaient la même provenance que ceux du reliquaire des Rois Mages!
Comment ces reliques, petites mais fort intéressantes, étaient-elles arrivées à Ribeauvillé?
Pour tenter d’éclaircir ce mystère, il nous faut à nouveau remonter le temps et les siècles, jusqu’en l’an 1162… Dans son obsession d’affermir l’autorité de l’empire, l’empereur Frédéric Barberousse met sur pied une nouvelle expédition militaire vers l’Italie et en particulier la ville de Milan à qui il reproche de ne pas respecter les accords signés en 1158. Les troupes impériales mettent la ville à sac mais épargnent les édifices religieux. Parmi les officiers de l’armée impériale se trouvent entre autres l’évêque de Bâle et un chevalier de Ribeaupierre venu de Ribeauvillé. Les églises de Milan abritent de nombreuses reliques. Les restes attribués aux Rois Mages sont parmi les plus célèbres. Deux ans seulement après la conquête de Milan, le 11 juin 1164, Rainald von Dassel, évêque de Cologne et soutien indéfectible de l’empereur, se voit officiellement attribuer les reliques par Frédéric Barberousse en remerciement de « services incommensurables et innombrables ». Reste à les convoyer jusqu’à Cologne, ce qui n’est pas une mince affaire.
L’itinéraire précis emprunté par Rainald von Dassel avec les restes des Rois Mages en 1164 reste une énigme. Certains, à Cologne, penchent pour un long itinéraire vers l’ouest. Le lendemain du départ du convoi, il aurait été à soixante-dix kilomètres à l’ouest, à Vercelli, d’où l’évêque envoya une lettre au clergé et aux habitants de Cologne pour annoncer son arrivée avec les reliques. De Vercelli, il aurait emprunté la route via Turin et le Mont-Cenis jusqu’à Vienne (en vallée du Rhône), où il aurait participé à une réunion d’évêques. On ne sait pas quelle route il aurait empruntée de là jusqu’au Rhin : la route via Lyon, Chalon-sur-Saône et Besançon ou la route via Genève, Lausanne et Bâle? Personnellement, je m’interroge sur la vraisemblance de cette grande boucle par la vallée du Rhône qui rallongeait fortement le parcours, le temps de route et tous les risques inhérents à une telle expédition. N’oublions pas que les reliques, au Moyen-Âge, faisaient l’objet de toutes les convoitises. Si Rainald von Dassel souhaitait participer à un synode d’évêques à Vienne (au sud de Lyon), le convoi transportant les reliques pouvait très bien emprunter un itinéraire différent pour tromper l’ennemi. Pendant que l’évêque de Cologne voyageait au vu et au su de tous par la vallée du Rhône et de la Saône, les reliques cheminaient dans un convoi différent qui empruntait le chemin le plus court par le lac de Côme, les Alpes suisses et Bâle. La correspondance officielle de l’évêque contribuait ainsi à faire diversion et induire les éventuels brigands en erreur.
Il est établi que le convoi transportant les reliques s’arrêta à Breisach (qui surplombe la rive droite du Rhin). Là, l’évêque (ou ses émissaires) aurait fait don à la cathédrale Saint-Etienne des reliques de Gervasius et Protasius qui étaient également dans le convoi en provenance de Milan. Il est communément admis qu’à partir de Breisach, les reliques des Rois Mages auraient emprunté la voie d’eau du Rhin jusqu’à Cologne. On suppose donc qu’avant Breisach, on cheminait par voie de terre. Or, en examinant les hypothèses connues, je n’ai trouvé nulle part la mention d’un fait troublant qu’il est facile de constater pourtant. Il suffit de se procurer l’une des cartes postales vendues à la basilique de Breisach… Le reliquaire en argent contenant les restes des martyrs St Gervasius et Protasius a été réalisé par un orfèvre strasbourgeois et a recueilli leurs reliques en grande pompe le 18 juin 1498, en remplacement du reliquaire originel en bois (qui existe toujours). L’un des côtés du reliquaire montre l’arrivée des reliques en 1164. On voit clairement la ville fortifiée de Breisach installée sur son rocher et entourée de remparts. Un cortège d’une foule nombreuse précède les porteurs du reliquaire qui… débarquent d’un bateau! Si le convoi était parvenu jusqu’à hauteur de Breisach par voie de terre, on peut penser que les reliques des saints St Gervasius et Protasius seraient arrivées en ville par le pont sur le Rhin qui existait déjà. Or ces reliques arrivent par bateau. Et le seul port sur le Rhin en amont de Breisach est… Bâle. Une ville importante sur le chemin le plus court depuis Milan et l’Italie. Bâle, une ville qui était aussi le siège épiscopal d’un fervent partisan de l’empereur Barberousse, en la personne de son évêque Ortlieb.
On sait que l’empereur et son armée étaient de retour en Alsace dès 1162, soit 2 ans avant l’arrivée des reliques des Rois Mages à Cologne. Y a-t-il eu distribution de parcelles de reliques à Milan, dès le lendemain de la victoire pour récompenser les guerriers vainqueurs? Est-ce dès 1162 que le seigneur de Ribeaupierre serait entré en possession des fragments de tissu retrouvés en son église de Ribeauvillé, huit siècles plus tard, en 1978? C’est une hypothèse fort vraisemblable.
L’humaniste alsacien Beatus Rhenanus, – en 1531, in Rerum Germanicum libri tres – reliait la translation des reliques à Breisach au retour de l’empereur victorieux au nord des Alpes en 1162. En fait, Barberousse est présent sur le Rhin supérieur à l’automne 1162 : en Alsace, il pacifia une violente querelle locale et fit certainement don d’un vitrail pour l’église du monastère Ste Foy à Sélestat, fondé par ses ancêtres.
Comme le figure le reliquaire de Breisach, une foule immense assistait à l’arrivée des reliques. Je l’ai déjà évoqué, les pèlerinages et tout ce qui touchait au culte des reliques des saints était incroyablement populaire au Moyen-Âge. Breisach et le Rhin ne sont qu’à quelques kilomètres de Colmar, de Sélestat et de… Ribeauvillé. Les nouvelles circulaient de bouche à oreille exclusivement. Et le seigneur de Ribeaupierre était le protecteur reconnu des ménétriers qui convergeaient tous les ans vers Ribeauvillé pour leur rencontre du Pfifferdaj.
Près de deux ans après la découverte des fragments de soieries orientales du IIe siècle dans la sacristie de l’église Saint Grégoire, Charles Benz, maître pâtissier à Ribeauvillé fonda la Confrérie des Rois Mages, en novembre 1979. Elle a la vocation de promouvoir notamment l’ensemble des produits locaux ou régionaux et plus particulièrement le Kougelhopf, spécialité dont Ribeauvillé est la capitale autoproclamée. Le discours de la confrérie repose sur une légende qui lui est propre et qui attribue la création du Kougelhopf au « passage des Rois Mages à Ribeauvillé lors de leur périple vers Cologne où ils seraient morts ».
La fumée d’un feu se répand en volutes formées et dispersées au gré des humeurs du vent… L’Histoire, la vraie, nous confirme que les rois Mages, ou du moins leurs reliques, ont navigué sur le Rhin, du nord au sud de l’Alsace. Et, grâce aux chants des ménétriers au fil des siècles, c’est presque comme s’ils étaient passés par Ribeauvillé.
Et ne venez pas me dire que le Père Noël n’existe pas. Je vous en voudrais beaucoup. 😉